Hugimugi - Chapitre I

CHAPITRE I

Tunc tua res agitur, paries cum proximus ardet.
(It also concerns you when the nearest wall is burning)

Autriche, Tragöß
10 janvier 1927

Son pas était lourd.
La nuit fut courte. C'était dans cette communauté d'épicuriens, qu'il avait trouvé sa place, sombrant une nouvelle fois dans une masse invisible et froide, une houle couverte de luxe de la tête aux pieds. Isolation et indifférence, les mères de l'oubli, l'aidaient à remonter ce fleuve gris. Il se dirigea vers la salle de bains, en évitant sur son passage la jonchée de tickets usagés, les mégots et les badges. Vociférant quelques insultes au treillis sur lequel il avait failli trébucher, il parvint à atteindre le lavabo.

Son reflet dans le miroir le fixa. De la suie suintait sur ses joues. Il se barbouilla le visage – l'on pouvait désormais distinguer des taches de rousseur ruisselantes sur sa figure. Eliott soupira. Le jeune homme ignorait à quelle heure il s'était réveillé : à en juger le silence, et la lumière tamisée qui coulait à travers les vitres teintés, il devait probablement être en début d’après-midi. Décidément, il n'était pas aussi simple de concilier une vie nocturne et diurne sans que l'une n'empiète sur l'autre. Bien entendu, il pourrait en privilégier une. Mais il ne pouvait pas prendre pour argent comptant ce que tout Don prétendait au casino – une vie simple, démesurée, qui a dénaturalisé le fiscal. Ses jours devaient couler ainsi, comme la cendre du sablier, que le crépuscule devenant aurore, retournait.

L'inspection quotidienne de son apparence continua pendant dix minutes, pendant lesquelles il se coiffa et se parfuma sans trop réfléchir. En réalité, le jeune homme était bien trop occupé à astiquer méticuleusement la suie qui recouvrait son front. Une fois satisfait, il retourna sur ses pas, et recula soudainement. Une femme se tenait, accroupie, se reposant contre le siphon argenté.
Paniqué, Eliott fit un pas en arrière et poussa un cri sourd instinctivement. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il se rendit compte -encore fallait-il qu'il s'en rende compte sur le moment- qu'il y avait une autre présence que la sienne dans la salle de bains ! Mais elle ne répondait pas. Pire, elle ne semblait pas être dans un état à répondre.
Que diable faisait-elle ici ? Son apparence charbonneuse lui inspira des frissons de dégoût. Eliott n'utilisait pas de clés, mais Ghost ne devait permettre l'entrée qu'à deux personnes : Killian et lui-même. Il se retourna et décida de consulter son ami, qui devait sans doute être en veille dans le salon.

« Ghost ? »
L'intéressé ne répondit pas.
« Ghost, c'est urgent. Réponds moi ! »
Toujours aucune réponse. Eliott grogna. Décidément, aujourd'hui n'était pas sa nui... son jour. Ignorer le jeune homme ne faisait pas partie des pratiques, parfois originales, de son colocataire. Et quand bien même, il ne se souvenait pas l'avoir offusqué de la sorte pour qu'il ne réponde pas. Inspecter l'entrée lui semblait être pour l'instant la seule option possible.

A peine se dirigea-t-il vers l'antichambre qu'il croisa l'intruse, qui tremblait. Elle écarquilla des yeux lorsque Eliott poussa un cri – la soustrayant de son apparente torpeur. Elle s'étira. Ils se regardèrent un instant. En une fraction de seconde, l'inconnue comprit son erreur. La surprise et la terreur jaillirent de ses yeux ambre.

« Ce n-n'est pas ce que vous croyez », hoqueta la demoiselle.

Encore frappé par la stupeur, Eliott cligna des yeux et la scruta. Elle soutenait son regard, apeurée, se recroquevillant sur elle-même.

« Je ne vous veux aucun mal, continua-t-elle. Je... devais simplement trouver un abri. Votre demeure était le lieu le plus certain, et le plus accessible. »
Il marqua une pause.
« Je veux bien te croire, mais est-ce autant une raison pour s'introduire chez moi, sans crier gare ? »

Eliott n'obtint pas de réponse. A peine eut-il le temps de terminer sa phrase qu'une autre, non, deux autres présences étrangères firent irruption dans l'antichambre. Elles se dirigeaient à présent vers la jeune femme d'une vitesse ahurissante, qu'il n'avait jamais vue auparavant.

« C'est elle ! Vite ! »

Qui n'était pas la question. Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Quelqu'un venait de le plaquer par terre. Il n'eut pas le temps de protester. Une jeune fille venait de l'immobiliser. Il se débattit comme un beau diable et croisa le regard de l'autre inconnu : une canaille, dont le visage rieur lui indiquait qu'il était habitué à ce genre de manœuvre. Eliott était bien habitué aux escrocs, qui lui donnaient bien du fil à retordre, mais jamais il n'avait assisté à une énergie si pure et vorace.

« Je l'ai. Immobilise-le, ce sera rapide. »
De quoi parlait-elle ?

Sa première invitée surprise lui jeta un regard suppliant, comme s'il était le seul qui puisse l'aider. Eliott comprit rapidement qu'il ne pouvait pas compter sur l'assistance de Ghost, et que ces deux ingrats l'avaient très sans doute désactivé par un moyen qui lui échappait. Il soupira mentalement.

« Ezêr lā museppītam, siskur arázu. »

La détresse distillée dans les prunelles de la belle inconnue se transforma en terreur. Elle tituba sur le côté, avant de se retirer violemment de l'emprise de l'acolyte, en une fraction de seconde. Eliott eut à peine le temps d'apercevoir son visage livide. Il sentit la pression, qui le maintenait jusqu'alors au sol, diminuer. La jeune fille se dirigea immédiatement vers elle. Son oeil droit étincelait d'une manière inquiétante, comme s'il venait de donner naissance à une flamme. Pris par la stupeur, le jeune brun en profita pour foncer vers la porte. Il savait qu'il ne pourrait pas asséner de coups suffisamment forts pour les assommer. C'était une question de temps.

D'un seul mouvement, la jeune femme avait dû mordre le bras de son assaillant, ce qui l'aurait libérée de son étreinte et amenée à son tour de prendre la fuite. Enfin, c'était ce que crut comprendre ce malheureux, qui avait alors entendu un cri de douleur et une chute retentir sur le parquet. Il n'avait guère le temps de comprendre ce qu'il se passait, tant ce vacarme l'éloignait de sa vie quotidienne, calme et monotone. Cette seconde fraction de seconde entre le moment où il franchit la porte et atteignit le balcon lui paraissait comme une éternité. Il manqua de trébucher - d'usage, sa marche était prudente, voulant éviter la boue qui s'amoncelait en ce froid mois de janvier. Eliott se fraya un chemin hasardeux dans les champs, les graminées qui avaient résisté au rude hiver lui lacéraient le visage. Mais cela lui importait peu.

Soudainement, un bourdonnement strident se fit retentir, manquant de lui couper le souffle. Il se maudit intérieurement. Bien entendu que ces brutes n'étaient pas venus à pied. Il n'était pas dans la pratique de ses chers compatriotes de se permettre un séjour champêtre en Styrie un lundi matin, dont les vastes plaines n'étaient pas favorables à la marche.
Pris de panique, il pria pour qu'ils se perdent. Il se retourna ensuite, et avec stupeur il croisa le regard de l'autre fugitive. Depuis quand diable avait-elle été aussi proche ?

« Décidément, on se croise beaucoup aujourd'hui », grommela-t-il.
Elle ne lui répondit pas. Avant même qu'il n'eut le temps de protester, elle le plaqua au sol. Le grondement de ce qui semblait être un motocycle se rapprochait progressivement. Le jeune homme n'apprécia guère le contact au sol, néanmoins il eut la présence d'esprit de taire sa plainte.

Peu après, le silence fut. On ne pouvait discerner que sa respiration rauque, et le sifflement du vent qui caressait les blés. Leur deux agresseurs devaient avoir arrêté l'engin pour inspecter les lieux. Il frissonna.
Puis, tout à coup, un sanglot se fit entendre. Eliott sentit la jeune femme se figer.

« J'ai échoué », se lamenta une voix féminine ponctuée de cliquetis, au timbre presque métallique.
« Non », insista une autre voix, nettement plus grave.
« Mais on ne pourra plus jamais la retrouver ! », s'exclama la première voix. Un coup, plus désespéré que violent, se répercuta contre la terre. N'osant pas relever la tête, Eliott ne savait toujours pas leur emplacement exact.
Cette conversation aurait bien pu inspirer un sentiment de pitié chez le jeune homme, s'il n'avait pas été attaqué de la sorte. Présentement, il partageait la peur de celle qui se couchait contre lui sur l'humus.
« C'est vrai que faire le tour de ces champs nous prendrait la journée, et qu'elle pourra s'échapper bien avant. Mais ils ne peuvent pas aller bien loin », répondit doucement son acolyte. « Il nous reste encore du temps », conclut-il.

Le moteur fut remis en marche, et en quelques minutes leur silhouette ne formait qu'une tache disparate à l'horizon. Le brun espéra en son for intérieur que leur assaillants resteraient dans les parages. De cette façon, il pourrait très vite partir pour Graz, et ensuite...

« Pardonnez moi », souffla-t-elle. Le retour sur terre fut un des plus brutaux.
Elle se détacha de lui et s'assit en tailleur. Eliott, gêné, ignorait comment se comporter face à la courtoisie. Elle semblait l'avoir compris, et brisa le silence, toujours à voix basse.
« Connaitriez-vous un endroit où nous pourrions être en sécurité ? », murmura-t-elle.
D'abord surpris par la douceur de sa voix, il se redressa maladroitement. Il s'apaisa un peu. Le jeune brun réfléchit un instant, l'air hésitant, puis la regarda droit dans les yeux.

« Allons au casino. »

Le crépuscule ruissela à travers le ciel. Aucun des deux n'osait prendre la parole pendant leur marche furtive. C'était une bien malheureuse aventure. Ni l'un ni l'autre n'avait d'emprise sur la situation, qu'il leur incombait tous deux de régler.
Alors que leurs pas déformaient la verdure et les menaient vers un bois en lisière, les ténèbres commençaient à recouvrir l'azur. L'obscurité ne l'effrayait guère, en revanche, il ne fréquentait ces plaines sombres que sur le chemin du retour, et non de l'aller. Bien que sa démarche ne fusse pas assurée de nature, elle semblait lui faire confiance, et l'accompagnait ainsi sans rien dire. Les brindilles craquaient sous leurs pieds fatigués, et les roches hautes leur donnaient bien du trouble, mais jamais ils ne ralentissaient la cadence.
Après quelques pas hésitants, Eliott s'arrêta. Il se retourna, le teint pourpre.
« Au... au fait », commença ce dernier.
Prise au dépourvu, les yeux de l'inconnue s'écarquillèrent. Il se racla la gorge.
« Je ne sais pas comment tu t'appelles », bredouilla-t-il.
La jeune femme lui sourit.

« Je m'appelle Martha. »

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